13 April 2015

Les restrictions de la liberté d’expression face au délit d’apologie du terrorisme

Depuis la loi du 14 novembre 2014 et les attentats commis à Paris en janvier cette année, les mesures de répression du délit d’« apologie du terrorisme » se sont étendues au point de soulever la question de la proportionnalité de la répression engagée face au droit fondamental qu’est la liberté d’expression.

Dès le 12 janvier 2015, soit le lundi suivant les attentats parisiens, les premières condamnations à des peines de prison ferme pour apologie du terrorisme avec emprisonnement immédiat furent prononcées. Le 21 janvier, 117 procédures pour les mêmes faits avaient été ouvertes, notamment pour des déclarations telles que « Je suis fier d’être musulman, je n’aime pas Charlie, ils ont eu raison de faire ça ». Un homme arrêté pour conduite en état d’ivresse et ayant lancé aux policiers « Il devrait y en avoir plus, des Kouachi. J’espère que vous serez les prochains » fut également condamné à quatre ans de prison. A Paris, un homme ivre lui aussi fut condamné à quatorze mois de prison ferme pour avoir lancé aux policiers, entre un doigt d’honneur et des crachats : « Je n’ai qu’une chose dans la vie, c’est de faire le djihad (…), c’est de buter des flics ». Un homme de 21 ans, interpellé dans un tramway pour défaut de titre de transport, fut condamné à 10 mois d’emprisonnement pour les propos suivant : « Les frères Kouachi, c’est que le début, j’aurais dû être avec eux pour tuer plus de monde ».  Plusieurs mineurs furent ainsi placés en garde à vue pour ces mêmes raisons. L’humoriste Dieudonné M’bala M’bala, dont le cas avait été évoqué dans un billet précédent, a finalement été condamné par le Tribunal correctionnel de Paris à deux mois de prison avec sursis pour apologie de terrorisme, pour avoir publié le 11 janvier 2015 sur sa page Facebook un message déclarant : « Je me sens Charlie Coulibaly ».

Bien que le principe soit consacré dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 à son article 11, la France a toujours admis des restrictions à la liberté d’expression. Si l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, à laquelle la France est partie, protège celle-ci pareillement, elle admet de la même façon des restrictions en son deuxième alinéa, notamment en ce qui touche à la « sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». Cependant, ces restrictions doivent être proportionnelles au but visé, comme l’a rappelé la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Autronic AG c. Suisse du 22 mai 1990. Ce principe fut confirmé ultérieurement par l’arrêt Worm c. Autriche du 29 août 1997.

Avant même les évènements de janvier 2015 à Paris, la loi du 14 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme était venue modifier les dispositions législatives concernant le l’apologie du terrorisme. L’article 5 de cette loi, devenu article 421-2-5 du Code pénal, dispose que : « Le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende. Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 € d’amende lorsque les faits ont été commis en utilisant un service de communication au public en ligne ». Si ces comportements étaient déjà répréhensibles avant cette loi en vertu de la Loi sur la liberté de la presse de 1881, ils se retrouvent donc aujourd’hui dans le Code pénal, permettant notamment d’accélérer les procédures en permettant la détention provisoire et la comparution immédiate.

La ministre de la Justice Christiane Taubira avait appelé par la circulaire 2015/0213/A13 du 12 janvier 2015, tout en rappelant le principe de liberté d’expression, à combattre les propos « avec la plus grande vigueur » et « à faire preuve d’une extrême réactivité envers les auteurs de ce type d’infractions », avec « une réponse pénale systématique, adaptée et individualisée », justifiant que « ces faits portent atteinte à la cohésion nationale et justifient donc une attention particulière et une grande fermeté ». Alors que dans l’exposé des motifs du projet de loi renforçant la prévention et la répression du terrorisme, il avait été spécifié qu’il ne s’agissait « pas en l’espèce de réprimer des abus de la liberté d’expression, mais de sanctionner des faits qui sont directement à l’origine des actes terroristes », la circulaire adopta une définition beaucoup plus large : « (l)’apologie consiste à présenter ou commenter des actes de terrorisme en portant sur eux un jugement moral favorable ». Sur le site officiel de l’administration française l’apologie est aujourd’hui définie comme un délit consistant à « présenter ou commenter favorablement des actes terroristes déjà commis. Par exemple, si une personne approuve un attentat ». Ces définitions s’éloignent par conséquent de façon ostensible des motifs de la loi de novembre 2014.

En dehors de la définition adoptée, certaines condamnations posent la question de leur conformité avec la procédure pénale. En effet, selon l’article 430 du Code de procédure pénale, « les procès-verbaux et les rapports constatant les délits ne valent qu’à titre de simples renseignements ». Or de nombreuses condamnations semblent avoir été prononcées sur la seule base des assertions des forces de l’ordre.

Très rapidement, des organisations comme Human Rights Watch, Amnesty international et la Ligue des droits de l’homme dénoncèrent ces abus. Le Syndicat de la magistrature déplora également une confusion avec « des formes tristement actualisées de l’outrage ». Si beaucoup des peines prononcées s’expliquent par des circonstances aggravantes, il n’en reste néanmoins que la multiplication de condamnations en comparution immédiate est inquiétante.

Parallèlement, l’exécutif a procédé en mars 2015 aux premiers blocages administratifs de sites internet pour ce même délit, dont certains ne font cependant aucune apologie directe du terrorisme. En effet, un « décret du 5 février 2015 relatif au blocage des sites provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie et des sites diffusant des images et représentations de mineurs à caractère pornographique » permet à un organe de la direction générale de la police nationale l’office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication, de procéder à des blocages en raison d’apologie du terrorisme, et ce en l’absence de contrôle par un juge. Le pouvoir exécutif a donc la possibilité, en vertu de compétences qu’il s’est octroyé sans passer par le parlement, de procéder à des mesures répressives sans contrôle judiciaire. Au regard de ces critiques, il semble donc que les restrictions prévues à la liberté d’expression mentionnées précédemment ont été interprétées de façon abusive par le pouvoir exécutif, qui a apparemment oublié tout principe de proportionnalité. L’exécutif français s’expose ainsi à une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de l’article 10 de la Convention.

Alors que la nouvelle loi sur le renseignement qui prévoit de nouvelles dispositions venant renforcer les pouvoirs de contrôle de l’exécutif, là encore sans intervention préalable d’un juge, est débattue devant le Parlement, le Conseil national du numérique dans un communiqué, mais également la Commission nationale de l’informatique et des libertés dans un avis de mars 2015, se sont inquiétées de l’étendue de ces nouveaux pouvoirs, hors de proportions avec les buts visés. La liberté d’expression est donc ressortie diminuée des attentats de janvier. A l’exemple des Etats-Unis à partir de 2001, l’exécutif français semble aujourd’hui se servir de ces évènements comme prétexte pour accroître la répression et étendre ses compétences, ce qui constitue un véritable danger pour la liberté d’expression au « pays des droits de l’homme ». L’émotion suscitée par les attentats ne doit en aucun cas nous faire oublier, comme l’a indiqué la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Lingens c. Autriche, que celle-ci « constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun ».


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